Condorcet - textes sur les femmes, leurs droits et leurs capacités

Extraits de :

  • Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.
    Dixième époque, des progrès futurs de l’esprit humain

  • Fragment sur l’Atlantide

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Des progrès futurs de l’esprit humain

Parmi les progrès de l’esprit humain les plus importants pour le bonheur général, nous devons compter l’entière destruction des préjugés, qui ont établi entre les deux sexes, une inégalité de droits funeste à celui même qu’elle favorise. On chercherait en vain des motifs de la justifier, par les différences de leur organisation physique, par celle qu’on voudrait trouver dans la force de leur intelligence, dans leur sensibilité morale. Cette inégalité n’a eu d’autre origine que l’abus de la force, et c’est vainement qu’on a essayé depuis de l’excuser par des sophismes.
Nous montrerons combien la destruction des usages autorisés par ce préjugé, des lois qu’il a dictées, peut contribuer à augmenter le bonheur des familles, à rendre communes les vertus domestiques, premier fondement de toutes les autres ; à favoriser les progrès de l’instruction, et surtout à la rendre vraiment générale, soit parce qu’on l'étendrait aux deux sexes avec plus d’égalité, soit parce qu’elle ne peut devenir générale, même pour les hommes, sans le concours des mères de famille. Cet hommage trop tardif, rendu enfin à l’équité et au bon sens, ne tarirait-il pas une source trop féconde d’injustices, de cruautés et de crimes, en faisant disparaître une opposition si dangereuse, entre le penchant naturel le plus vif, le plus difficile à réprimer, et les devoirs de l’homme, ou les intérêts de la société ? Ne produirait-il pas enfin ce qui n’a jamais été jusqu’ici qu’une chimère ; des mœurs nationales, douces et pures, formées, non de privations orgueilleuses, d’apparences hypocrites, de réserves imposées par la crainte de la honte ou les terreurs religieuses, mais d’habitudes librement contractées, inspirées par la nature, avouées par la raison ?

Fragment sur l’Atlantide

L'influence du sexe sur les qualités intellectuelles et morales n'est pas moins importante à déterminer. Quelques philosophes semblent avoir plaisir à exagérer ces différences : ils ont en conséquence assigné à chaque sexe ses droits, ses prérogatives, ses occupations, ses devoirs, et presque ses goûts, ses opinions, ses sentiments, ses plaisirs; et prenant ces rêves d'une imagination romanesque pour la volonté de la nature, ils ont dogmatiquement prononcé que tout était le mieux possible pour l'avantage commun ; mais cet optimisme, qui consiste à trouver tout à merveille dans la nature telle qu'on l'invente, à condition d'admirer également sa sagesse, si, par malheur, on avait découvert qu'elle a suivi d'autres combinaisons ; cet optimisme de détail doit être banni de la philosophie, dont le but n'est pas d'admirer, mais de connaître ; qui, dans l'étude, cherche la vérité, et non des motifs de reconnaissance. D'ailleurs, on ne voit pas trop pourquoi un des sexes se trouverait en quelque sorte la cause finale de l'existence de l'autre. Sans doute un philosophe abeille ne manquerait pas de trouver que les bourdons ont été faits pour renouveler la race des ouvrières. L'orgueil du fort se laisse aller aisément à croire que le faible a été formé pour lui ; mais ce n'est là ni la philosophie de la raison, ni celle de la justice.

J'ai établi ailleurs qu'une entière égalité des droits entre les individus des deux sexes est une conséquence nécessaire de leur nature ; que ces droits doivent être les mêmes pour
 tous les êtres sensibles doués de la faculté de raisonner et d'avoir des idées morales.

 J'ai fait voir que l'intérêt du bonheur commun, d'accord avec la justice, prescrivait de respecter cette égalité dans les lois, dans les institutions, dans toutes les parties du système social. J'ai indiqué quelle serait alors la distribution naturelle des fonctions entre les deux sexes également libres, distribution dans laquelle de nombreuses exceptions rempliraient le vœu de la nature, loin de le contredire, et qui se fera de la manière la plus utile, si on l'abandonne à la volonté indépendante des individus, si surtout elle cesse même d'être dirigée par des préjugés. Mais ces préjugés disparaîtront-ils avant l'époque où la différence entre les facultés intellectuelles et morales de l'homme et de la femme pourra être appréciée d'après des observations assez précises, assez certaines, assez répétées, pour détruire les sophismes de la vanité des deux sexes, et ceux qu'inspirent aux hommes tantôt l'amour de la supériorité, tantôt l'envie de plaire ou de gouverner, et aux femmes le ressentiment d'une injustice éternelle, ou la fausse crainte de perdre un empire plus doux en aspirant à la simple égalité ?

Nous savons que les femmes sont plus faibles ; mais quand nous croirions pouvoir rigoureusement conclure de cette infériorité de forces physiques une égale différence dans celles de l'âme ou de l'intelligence, il en résulterait seulement que les femmes ne peuvent s'élever à la même hauteur que les hommes extraordinaires ; mais que celles
qui occupent le premier rang dans leur sexe peuvent cependant laisser derrière elles la grande majorité de l'espèce humaine.
D'ailleurs on sait que la force musculaire et tout ce qui contribue à la vigueur du corps ne paraît contribuer à l'énergie des facultés intellectuelles ou morales que jusqu'au terme où ces qualités physiques sont nécessaires pour soutenir les efforts qu'exige soit la contention de l'esprit, soit la résistance de l'âme à ses penchants, et pour ne pas céder à la fatigue, à l'épuisement qui suivrait ces efforts. Or la force organique des femmes atteint et surpasse même ce terme de bien loin.
Une révolution physique qui coïncide avec cette époque, si précieuse pour l'instruction, où l'esprit commence à devenir capable d'efforts sans avoir encore perdu la flexibilité de l'enfance, peut sans doute être dans les femmes un obstacle au développement de leurs facultés intellectuelles.

Une indisposition qui se renouvelle après de courts intervalles, les souffrances de la grossesse, les soins de l'allaitement, sont encore des obstacles très réels ; mais s'il résulte de ces observations qu'une femme ne peut devenir Euler ou Voltaire, il n'en résulte pas qu'elle ne puisse être Pascal ou Rousseau.

On a pensé que les femmes, douées des mêmes facultés que les hommes, mais à un degré plus faible, ne pouvaient s'élever à la première de toutes, le génie ; qu'elles partageaient tout avec les hommes, excepté le talent de l'invention.
Mais l'analyse de ce talent montrerait qu'il ne consiste pas uniquement dans la force de l'attention, mais aussi dans la promptitude, dans la justesse des opérations de l'esprit. Or, si on suit dans l'histoire des sciences la marche des découvertes, on en verra beaucoup qui n'ont pu exiger de combinaisons très étendues ou très profondes, et qui sont dues, non à l'intensité de l'attention mais à la précision à la finesse du tact qui l'a dirigée. Les femmes seraient donc, capables de faire des découvertes de ce genre ; et il n'en resterait plus qu'une seule classe, exclusivement réservée au sexe dominateur. Mais souvent une découverte à laquelle la force du génie d'un seul homme a pu s'élever aurait pu, comme d'autres de la même nature, se partager en plusieurs découvertes successives, dont chacune n'eût exigé que de plus faibles efforts. Le temps l'aurait amenée si le hasard en avait écarté le génie heureux auquel elle est due. Ainsi les femmes peuvent concourir aux découvertes les plus importantes dans les sciences même où elles sont le fruit d'une méditation profonde ; et dans les autres sciences comme dans les arts, le génie ne suppose pas cette force qui paraît leur avoir été refusée. Mais qui sait si, lorsqu'une autre éducation aura permis à la raison des femmes d'acquérir tout son développement naturel, les relations intimes de la mère, de la nourrice, avec l'enfant, relations qui n'existent pas pour les hommes, ne seront pas pour elles un moyen exclusif de parvenir à des découvertes plus importantes plus nécessaires qu'on ne croit à la connaissance, de l'esprit humain, à l'art de le perfectionner, d'en hâter, d'en faciliter les progrès ?

Les ouvrages faits par des femmes ont confirmé cette opinion, ou tout au moins ne l'ont pas encore détruite. En effet, si on ne compte que le petit nombre de femmes qui ont reçu, par l'instruction, les mêmes secours que les hommes, qui se sont livrées à l'étude d'une manière aussi exclusive, il n'est pas assez grand pour en tirer un résultat général. Veut-on les comparer à ceux des hommes que leur éducation première destinait à des travaux mécaniques, à ceux qu'un instinct naturel a portés vers les connaissances les plus sublimes, dont le courage a surmonté tous les obstacles ? Alors, si on observe que la plupart de ces hommes ont fait de l'étude l'occupation, l'objet unique de leur vie, on voit qu'il faudrait, pour être juste, faire seulement entrer dans cette comparaison les femmes auxquelles il a pu être permis de se livrer à la même passion d'une manière aussi exclusive. On en trouverait trop peu pour donner même une faible probabilité à la conclusion qu'on en pourrait tirer contre elles. Si, au contraire, on veut faire entrer dans ce calcul toutes les femmes qui ont cultivé leur esprit, il faut alors comparer leurs ouvrages à ceux des hommes connus sous le nom d'amateurs, et l'observation prouverait bien plus en leur faveur.
Il y a plus : Sapho fut longtemps le seul poète qui eût peint avec vérité, avec force, la passion de l’amour. Ou le génie du style n'existe pas, ou les Lettres de Sévigné en offrent des exemples (1) ; ou le génie de la composition, celui de l'expression n'existe point dans les romans, ou ceux de La Fayette (2) en présentent des traces ; Il faut encore ou l'exclure du Roman sentimental, et le refuser à Richardson, ou l'accorder à Miss Burney.

Je ne puis trouver de semblables exemples dans les sciences ; mais le nombre des femmes qui les ont portées au point de pouvoir y faire des découvertes est presque nul. L'histoire n'en présente à peine qu'une seule, la célèbre Agnesi. Les ouvrages de la belle Hypatie, assassinée dans l'église d'Alexandrie par les moines aux gages de saint Cyrille, ne sont pas venus jusqu'à nous. Nous ignorons également jusqu'où elle portait ses connaissances, et si ses ouvrages renfermaient ou non des vérités nouvelles. Or, en comparant le grand nombre d'hommes qui ont porté leurs études à ce point au petit nombre de ceux qui ont fait des découvertes, on verra qu'on ne peut tirer aucune conclusion probable d'un exemple unique.
Si on cherche à comparer l'énergie morale des femmes à celle des hommes, en ayant égard aux effets nécessaires de l'inégalité avec laquelle les deux sexes ont été traités par les lois, par les institutions, par les mœurs, par les préjugés; et qu'ensuite on arrête ses regards sur les nombreux exemples qu'elles ont donnés de mépris de la mort ou de la douleur, de constance dans les résolutions et dans les sentiments, d'intrépidité, de courage, d'esprit ou de grandeur, on verra que l'on est bien éloigné d'avoir la preuve de cette infériorité prétendue. Il n'y a donc que des observations nouvelles qui puissent répandre une véritable lumière sur la question de l'inégalité naturelle des deux sexes.

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