C'est un fait remarquable, car l'abondante littérature socialisante que nous
subissons en France et dans le monde nous a habitué au contraire. Comment le
dialogue peut-il s'engager alors que la quasi totalité des essayistes de gauche
ou de droite fustigent un libéralisme fictif dans lequel aucun militant libéral
ne se reconnait ? En effet, s'il existe de nombreux ouvrages,
discours, pamphlets libéraux qui critiquent le socialisme sans avoir besoin de
le déformer, le contraire n'est pas vrai. Il est extrêmement difficile de
trouver des ouvrages étatistes qui critiquent ou réforment la pensée libérale
sans la dénaturer. Nous avons récemment commenté l'ouvrage de Joseph
Stiglitz, "Le triomphe de la cupidité", qui est tout à fait
représentatif de la méthode employée par les étatistes pour falsifier les idées
libérales.
Rien de tel chez Nudge et pourtant, l'un des deux auteurs, Cass
Sunstein, est directeur du bureau de l'information et des affaires
réglementaires (OIRA) de l'administration Obama. Il est par ailleurs juriste
spécialisé en droit constitutionnel, professeur à Harvard et à l'université de
Chicago. Richard Thaler, le deuxième auteur, est économiste, spécialiste des
sciences du comportement. Il a publié de nombreux articles sur les anomalies de
marché.
"To nudge", c'est pousser du coude, remettre sur le droit chemin par une petite
impulsion. Nudge propose d'analyser nos choix à la lumière de la
psychologie sociale et de les guider doucement, sans contrainte, en utilisant
les techniques découvertes par les nouveaux "comportementalistes". Les auteurs
appellent cette philosophie le paternalisme libéral (libertarian
paternalism, mal traduit dans le livre français par paternalisme libertaire). A
noter que le mot américain liberal est également mal traduit (page 14 de
l'édition française) par "libéral" au lieu de gauche ou libertaire.
Les trois idées principales de Nudge
Le livre s'articule autour de trois idées principales.
1) Les individus se trompent.
Tout le monde connait la fameuse formule libérale : nul ne connait mieux son
propre intérêt que chaque individu, ou formulé différemment : les êtres humains
prennent de meilleures décisions pour eux mêmes que celles que n'importe
qui prendrait à leur place.
C'est ce postulat que les auteurs contestent, non pas d'une manière générale,
mais pour de nombreuses situations de la vie courante : épargne, mariage,
retraite, santé, placements. Ils vont jusqu'à ajouter que cette hypothèse est
"fausse - et même, évidemment fausse".
Voilà qui va faire voir rouge (si nous pouvons nous permettre cette expression)
à certains libéraux, et pourtant, les auteurs sont très convaincants et leur
livre, qui s'appuie sur des études scientifiques précises, est très bien
documenté.
2) Les individus doivent toujours être libres de
choisir.
Selon les auteurs, les gens doivent être libres de faire "ce qu'ils veulent
- et de changer d'avis s'ils en ressentent la nécessité." Pas
question donc d'imposer quoi que ce soit, ni épargne, ni retraite, ni
placements, ni assurance. Pas de sécurité sociale ni de retraite par
répartition obligatoire. Nudge s'oppose résolument à toute forme de
coercition. Les individus qui veulent se prendre en main, doivent pouvoir le
faire, dans tous les domaines.
En particulier les auteurs expriment clairement leur méfiance vis à vis
des choix dictés par l’État, et par les fonctionnaires : "nous sommes
absolument d'accord pour affirmer que les risques qu'un gouvernement commette
des erreurs, fasse preuve de partialité ou intervienne sans nécessité sont
réels et parfois sérieux".
"Et nous tenons essentiellement à ce qu'aucune restriction ne vienne
limiter le libre choix, car cela réduit les risques de propositions ineptes,
voire corrompues. La liberté de choix est le meilleur rempart contre la
mauvaise architecture du choix."
Ouf, les libéraux classiques devraient retrouver l'envie de lire ce livre
!
3) Il est possible d'influencer les bons choix par la "méthode
douce".
Si les Hommes se trompent massivement, mais qu'il est admis qu'il faut leur
laisser la possibilité et le droit fondamental de le faire, alors il faut
trouver des méthodes pour les remettre sur le bon chemin. Ces méthodes non
coercitives sont possibles et résultent, elles aussi, de la façon dont les
individus se comportent dans la vie courante. La mise en œuvre de ces méthodes
est dénommée "l'architecture du choix", la philosophie générale qui les
sous-tend, le paternalisme libéral. Pour les auteurs, c'est principalement
l’État qui doit être "l'architecte du choix" mais rien n'empêche les sociétés
privées de s'en charger dans certains domaines. Une des techniques simples pour
guider vers le bon choix (supposé) consiste à toujours présenter des options
"par défaut".
La capacité des humains à se tromper et les façons de les influencer sont
décrites avec pas mal d'humour. L'ouvrage est agréable à lire, il expose les
aspects théoriques de la doctrine tout en les illustrant avec des anecdotes
amusantes et des récits d'expériences réalisées sur le terrain. Le style
est volontairement léger, et les auteurs n'hésitent pas à se moquer de
leurs propres travers. Le livre développe principalement les points 1 et 3, le
point 2 étant admis comme un principe, ce qui ne nous dérangera pas outre
mesure.
Nous continuerons dans un prochain article à explorer les "biais et les
bourdes" révélés par Nudge puis nous évaluerons les recommandations
des auteurs, en particulier celle de confier à l’État la mise en œuvre
d'incitations "vertueuses".
1 De Mateo -
"nul ne connait mieux son propre intérêt que chaque individu, ou formulé différemment : les êtres humains prennent de meilleures décisions pour eux mêmes que celles que n'importe qui prendrait à leur place."
Non, les deux formules ne sont PAS équivalentes. Et la 2ème est une approche purement utilitariste. Un libéral jusnaturaliste dirait plutôt que peu importe les conséquences du choix pour l'individu, bonnes ou mauvaises, il doit rester libre de son choix... Ce qui amène au point 2 du livre.
"Voilà qui va faire voir rouge (si nous pouvons nous permettre cette expression) à certains libéraux"
Non ce ne fera voir rouge que les anti-libéraux qui pensent que les libéraux croient en la rationalité "objective" systématique des individus, ou ceux qui connaissent mal le libéralisme. Ceux qui ont un minimum de culture libérale n'apprendront pas grand chose (sauf peut-être les utilitaristes purs et durs, mais il n'y en a plus beaucoup :p ), du moins les "autrichiens", qui savent qu'on ne peut juger la rationalité d'autrui, puisque seul l'individu en question "connaît", consciemment ou inconsciemment, l'intégralité des raisons ayant poussé au choix, à l'action. Et par conséquent, personne d'autre que l'individu ne peut juger s'il a fait le "meilleur" choix.
"(libertarian paternalism, mal traduit dans le livre français par paternalisme libertaire). A noter que le mot américain liberal est également mal traduit (page 14 de l'édition française) par "libéral" au lieu de gauche ou libertaire."
Aïe, une traduction faite avec une telle incompétence n'augure rien de bon. D'ailleurs, comment peut-on se dire traducteur professionnel et commettre de telles erreurs?
Bref, la version anglaise est-elle accessible?
Concernant le point 3, quelques exemples seraient le bienvenu, car présenté comme ça, ça sent le constructivisme à plein nez.
2 De alcodu -
Hum, il me semble qu'il y a une différence entre admettre qu'on ne peut juger de la rationalité (ou de l'irrationalité) d'autrui et admettre que les individus se trompent massivement dans pas mal de circonstances de la vie courante.
Je crois qu'il y a des libéraux modernes qui sont insensiblement passés du "laissez nous faire !" des premiers libéraux à un "qu'on les laisse faire !".
Le point 3) n'est pas du constructivisme car ici, il n'y a aucune intention de changer la nature de l'Homme. Au contraire il s'agit de prendre en compte la nature humaine. Ce n'est pas du tout du socialisme.