Le crédo de Stiglitz, c'est que l’État doit piloter l'économie et encadrer
les banques. Il plaide pour la "stimulation" qui consiste à dépenser
beaucoup d'argent (il insiste là dessus) pour orienter l'économie vers
des secteurs porteurs. Selon la doctrine keynesienne l'argent ainsi investi
aura des "multiplicateurs" élevés.
Le pavé fait 467 pages Il est très mal écrit, tout au moins pour la traduction
française, mais il est probable que l'original en anglais n'y est pas pour
rien. Il faut parfois relire trois fois une phrase pour ne pas
comprendre ce que veut dire Joseph Stiglitz. Les répétitions sont multiples et
vraiment pénibles. Le texte aurait pu être raccourci de moitié sans rien perdre
de son contenu.
L'ensemble est extrêmement confus. Le triomphe de la cupidité n'est pas un
ouvrage de vulgarisation, il est beaucoup trop indigeste pour cela. Mais il ne
constitue pas non plus une démonstration technique des effets et des causes de
la crise de 2008, il n'en a pas la rigueur.
Le chapitre "remerciements", qui suit la préface, est très révélateur. Joseph
Stiglitz est manifestement très fier de relater ses rapports privilégiées avec
tous les puissants de ce monde. La liste de ses relations est effectivement
assez impressionnante. Ce qu'il faut retirer de ce chapitre particulièrement
soporifique c'est que Stiglitz est un membre de l'oligarchie financière, un
membre critique certes, mais très bien intégré et très influent.
La posture, presque comique, qui consiste à "gronder" l'administration Obama
parce qu'elle n'a pas suffisamment relancé (stimulé) l'économie ne doit pas
tromper le lecteur. En envoyant le message : "vous devez plus intervenir, vous
devez plus contrôler", Stiglitz flatte les dirigistes tout en faisant semblant
de les critiquer. C'est ce qui fait son succès et sa popularité parmi les
gouvernants du monde.
L'auteur prétend s'attaquer au "fondamentalisme du marché" mais il confond
continuellement dans ses analyses les banquiers proches de Washington et les
vrais partisans du free market. Cet amalgame entre l'oligarchie financière et
industrielle des États Unis et les défenseurs sincères de l'auto régulation des
marchés rend l'argumentation de Stiglitz très faible. Que des lobbies de Wall
Street aient usé de leur influence à Washington pour ajouter, modifier ou
supprimer des lois en leur faveur pendant la phase de croissance de la bulle
immobilière est une évidence. Le problème, c'est que cette proximité du pouvoir
avec les intérêts économiques est très fermement dénoncée par les libéraux.
Mettre dans un même sac les positions corporatistes des banquiers, les
néo-conservateurs de Bush et les libéraux (libertarians) est une aberration
qui, malheureusement bernera la plupart des lecteurs.
Il faudrait un autre livre pour critiquer point par point chacune des
affirmations et des présupposés de Stiglitz. On peut relever certaines erreurs
criantes.
Stiglitz part du principe que le secteur de la finance était dérèglementé.
C'est évidemment objectivement faux, c'est probablement le secteur le plus
réglementé du monde largement devant les centrales nucléaires.
Il évacue rapidement l'influence du Community Reinvestment Act (CRA) en pages
48 et 49 : "ce sont les banques, sans aucune incitation de l’État, qui
se sont lancées dans les subprime" Selon lui, le fait que l’État ait
obligé les banques à prêter autant aux minorités ethniques qu'au reste de la
population n'a eu aucune influence sur la crise. Pour "prouver" cela, Stiglitz
évoque le renflouement d'AIG, une banque d'affaires spécialisée dans les CDS
qui a mobilisé 200 Mds de dollars d'argent public pour son sauvetage. Il
conclut que si des banques qui n'ont rien à voir avec les subprime et le CRA
ont du être secourues, cela démontre qu'elles se lancent toute seules dans les
activités à risque. C'est 235 pages plus loin, dans le chapitre 6, que Stiglitz
détruit lui-même son argument. Il établit en effet le lien entre les crédits
hypothécaires et leurs dérivés qu'il qualifie "d'innovations à risque"
: "ils [les marchés financiers] ont coupé en rondelles les crédits
hypothécaires dans des titres, puis coupé en rondelle ces titres dans des
produits toujours plus compliqués" (p. 283). Il explique ensuite page 284
: "AIG vendait des assurances contre l'effondrement d'autres banques - type
particulier de dérivé qu'on appelle un Credit Default Swap (CDS)".
La propension de Stiglitz à se contredire est particulièrement sensible dans le
domaine de l'interventionnisme. Il conspue tout au long du livre les marchés
libres, et leur attribue tous les maux mais il ne peut s'empêcher d'avouer
involontairement - 467 pages c'est difficile à contrôler - que la finance
n'est pas un marché libre. Quelques exemples
significatifs :
page 47 (quel aveu !) : "Une réglementation laxiste sans argent bon marché
n'aurait peut-être pas conduit à une bulle. Mais l'important c'est que l'argent
bon marché avec un système bancaire bien géré ou bien réglementé aurait pu
conduire à une expansion [...]
page 231 : "Ce renflouement et ses nombreux prédécesseurs des années
1980,1990 et des premières années 2000 ont envoyé un signal fort aux
banques : n'ayez pas peur des prêts qui tournent mal, l’État ramassera les
morceaux."
Page 265 (magnifique exemple donné par Stiglitz lui-même ou la réglementation
aboutit à une dérégulation) : "Quand la crise s'est développée, l'autre
exigence des banques [...] a été l'interdiction des ventes à
découvert"
"La vente à découvert incite puissamment les acteurs du marché à débusquer
la fraude et le crédit imprudent - certains pensent qu'elle a davantage
contribué à mettre un frein à ces mauvais comportements que les autorités de
contrôle de l'Etat."
Malgré ses défauts l'ouvrage contient plusieurs exposés convaincants sur :
les magouilles des banquiers, l'enfer des crédits hypothécaires pour les
particuliers, le gâchis humain engendré par la crise, les contradictions entre
la politique imposée par le FMI aux pays pauvres et l'image donnée par la
faillite financière américaine.
Pris isolément, Il y a donc des paragraphes intéressants dans ce livre, mais le
parti pris idéologique de Stiglitz est tellement lourd qu'il devient impossible
à un lecteur non averti de démêler le vrai du faux, d'aller du général au
particulier, et de remettre dans le bon ordre les causes et les conséquences de
la crise. Nous avons affaire à un livre de propagande contre le marché libre
dont le procédé principal est la falsification des idées libérales.
Lorsqu'on l'écoute ou lorsqu'on le lit, Stiglitz avait (évidemment) prévu la
crise de 2008. Malheureusement personne ne l'a écouté et l'économie a connu une
crise très grave...
La "recette" de sortie de crise préconisée par Stiglitz au moment de la
parution du "triomphe de la cupidité" consiste à ce que les États
dépensent beaucoup plus en s'endettant beaucoup plus.
Page 118 à 122 il expose les sept principes d'un plan de stimulation réussi et
critique celui mis en place par l'administration Obama jugé "trop restreint" et
qui "aurait pu être plus efficace" (page 123) pour conclure page 130 :
"800 milliards de dollars sur deux ans ne faisaient pas le
poids."
Dans son prochain bouquin Stiglitz affirmera certainement qu'il avait prévu la
crise de la dette de 2011, mais là nous pourrons lui ressortir - un peu
cruellement il est vrai - ce qu'il écrivait en janvier 2010. Je vous en laisse
juge :
page 183-184 " L'État (via la Fédéral Reserve) a prêté de
l'argent aux banques à des taux d'intérêt très faibles. Puisque l'État peut
emprunter à un faible taux d'intérêt, pourquoi ne pas utiliser cette aptitude
pour fournir un crédit moins coûteux aux propriétaires en difficulté ?
[...] C'est bénéfique pour tout le monde - sauf pour les banques. L’État a un
avantage sur elles, tant pour lever les fonds (puisque ses risques de
défaut de paiement sont pratiquement nuls) que pour percevoir les
intérêts."
Page 233 "Traditionnellement la Federal Reserve achète et
vend des bons du trésor, des bons d’État à court terme. [...] Il n'y a
aucun risque que les bons posent problème : ils sont aussi sûrs que l’État
américain."
Page 271 "Le système financier avait toujours eu des
produits qui répartissaient et géraient le risque. Celui qui voulait un
actif très sûr achetait un bon du Trésor. Celui qui voulait prendre un
peu plus de risques pouvait acheter une obligation d'entreprise. Les parts de
capital (les actions) étaient encore plus risquées"
Page 289 : "Le débat continue sur ce qui attirait des milliers de
milliards de dollars dans les dérivés. L'argument allégué est la «meilleure
gestion du risque»: par exemple, ceux qui achètent les obligations d'une
entreprise souhaitent se décharger du risque de faillite de cette entreprise.
Cet argument n'est pas très convaincant. Si l'on veut acquérir un titre
sans risque de crédit, on peut acheter un bon d'État de maturité
comparable. C'est aussi simple que cela."
Le triomphe de la cupidité - décryptage de Joseph Stiglitz
"Le triomphe de la cupidité" est la
traduction française de Freefall - America, Free Markets, and the Sinking
of the World Economy paru en janvier 2010 aux États Unis. L'ouvrage traite
de la crise de 2008, dite des "subprimes", de ce qui l'a précédé, de ses
conséquences, et enfin des moyens d'y remédier à court et à long terme.
L'auteur, prix Nobel d'économie, appartient à l'école néo-keynesienne. Il
défend l'interventionnisme étatique. Selon lui, l’État et les réglementations
en place n'ont rien à voir dans la crise de 2008. Il donne également des
conseils pour éviter les crises futures qui tiennent en trois mots : plus de
réglementation.
1 De Bob Shar -
Jusqu'en 2008, on accusait les banquiers de cupidité car ils ne prêtaient qu'aux riches. En 2008 ils ont été accusés du même vice pour la raison exactement inverse.
Il est vrai que la cupidité a joué un rôle capital mais elle n'a pu s'exercer que parce qu'elle s'est accompagnée de déresponsabilisation.
"Revenir au capitalisme pour éviter les crises" de Pascal Salin, que j'ai lu, explique de façon très claire l'analyse de la crise et ses solutions vues par l'école autrichienne. J'aimerai lire un livre équivalent qui expose le point de vue keynésien de façon aussi rigoureuse et accessible.
2 De alcodu -
"Il est vrai que la cupidité a joué un rôle capital mais elle n'a pu s'exercer que parce qu'elle s'est accompagnée de déresponsabilisation."
Bien dit. C'est le renversement des causes et des effets dont je parle dans l'article.
Je vais acheter le livre de Salin.
Une chose importante que je n'ai pas dite dans l'article : il ne faut surtout pas lire le bouquin de Stiglitz. Le rapport information/pénibilité de lecture est bien trop faible. Son seul intérêt est "ethnologique" : comment plusieurs générations ont pu se faire gruger par le keynesianisme.
3 De Emmanuel -
Stiglitz est bavard et donc impossible à lire (je n'ai jamais réussi à lire un de ses livres en entier) pendant que Salin est concis et logique.
Mais l'argumentation de Salin a une faiblesse. Sa thèse est de revenir au vrai capitalisme, celui du XIXè siècle, à l'époque où les banques avaient chacune 1, 2 ou 3 actionnaires, où elles étaient nombreuses et gérées comme de vraies entreprises et non comme des bureaucraties.
C'était aussi l'époque (du moins jusqu'aux années 1860-70) où les actionnaires supportaient seuls tous les risques, avant l'introduction de la responsabilité limitée. Enfin, les dépenses d'infrastructures étaient faibles (on n'avait pas besoin par exemple d'un système éducatif de masse pour la formation des producteurs).
La création de grandes entreprises, l'introduction des SARL et le financement de grands travaux (qui supposent un Etat plus puissant et une fiscalité lourde) ont mis à mal le capitalisme "pur" mais l'ont aussi modernisé, au profit de tous.
Dès lors, revenir au capitalisme comme l'entend
Salin est-il possible ? Et souhaitable ?
4 De Bob Shar -
@Emmanuel
Voici ce que j'ai compris du livre de Salin :
Le débat se focalise habituellement sur "c'est la faute aux marchés" ou "c'est la faute à l'Etat". Mais il y a - très schématiquement - 3 catégories d'acteurs et non pas 2 :
- la puisssance publique : Etat, politiques, hauts fonctionnaires, banques centrales
- les actionnaires et propriétaires privés : les vrais capitalistes
- les dirigeants de grandes banques et grandes entreprises, qui sont les véritables décideurs des entreprises mais n'ont pas à répondre des conséquences de leurs décisions sur leurs biens propres.
"le capitalisme sans capitalistes" c'est ce système où les actionnaires n'exercent plus leur pouvoir de contrôle, où au contraire les dirigeants contrôlent leur conseil d'administration, et s'attribuent des parachutes dorés, où les fusions acquisitions sont uniquement motivées par l'ego des patrons, et où la croissance se fait par l'endettement et non par les fonds propres.
Que cela soit une tendance naturelle du capitalisme ou que celle-ci ait été facilitée par l'Etat comme le pense Salin, c'est un débat qui est ouvert.
Mais les facteurs que vous citez ne sont pas à mon avis pertinents pour distinguer les 2 modèles de capitalisme :
Le statut de SARL n'empêche pas les actionnaires de perdre tous leurs apports, ce qui est déjà un risque considérable et donc appelle à une certaine prudence de gestion.
L'exemple du canal de Suez montre que les grands travaux pouvaient être entièrement financés de façon privée. Pour ce qui est de l'éducation, il faut évidemment un financement public (ce qui ne veut pas dire une offre publique d'éducation ou un monopole public).
Enfin Salin montre que la course à la taille ne répond pas toujours à une logique d'économies d'échelles et de création de valeur, mais plus souvent à l'intérêt personnel des dirigeants.
5 De Emmanuel -
"Que cela soit une tendance naturelle du capitalisme ou que celle-ci ait été facilitée par l'Etat comme le pense Salin, c'est un débat qui est ouvert."
C'est en effet le débat. Marx et Lénine ont conclu en faveur de la première hypothèse, Sain en faveur de la seconde.
Ce qui est certain, c'est que l'ampleur des défis techniques et économiques plaide en faveur d'une concentration monopolistique. Le muletier évoqué par Alcodu est sympathique mais dépassé quand il s'agit de construire des autoroutes.
Dès lors, peut-on "revenir au capitalisme" ? le monopole n'est-il pas inéluctable ? Et en ce cas, la question est de savoir si le monopole doit être étatique et contrôlé par la collectivité ou entre les mains d'une oligarchie privée.