Les corporations, maîtrises et jurandes et la liberté du
travail
I - La Révolution a abrogé dans la nuit du 4 août les
corporations, maîtrises et jurandes et proclamé la liberté du travail.
La liberté du travail ! encore un mot abstrait ! Qu'est-ce que cela veut dire?
Pour résoudre les questions sociales établir la paix sociale, le seul moyen
n'est-il pas de reconstituer les corporations de l'Ancien Régime, avec leurs «
bons maîtres », leurs « compagnons et leurs apprentis », qui « faisaient
partie de la famille » ? Voilà, le langage que tiennent les socialistes
chrétiens, et les socialistes révolutionnaires ne sont pas loin de s'entendre
avec eux.
Il est donc nécessaire de tracer un rapide tableau de cette organisation de
l'industrie et du commerce avant la Révolution française.
Le commerce et l'industrie de Paris appartenaient à six corporations : les
drapiers, les épiciers, les merciers, les pelletiers, les bonnetiers, les
orfèvres. Ils avaient le droit exclusif de recevoir les princes et de porter
le dais sur leur tête. Jamais, malgré leur puissance, les bouchers ni les
boulangers ne furent admis à le partager. Ce ne fut qu'en 1585, après une
longue lutte, que les marchands de vins purent obtenir ce privilège.
Nul ne peut s'établir boucher à Paris sans l'agrément de la corporation des
bouchers; et elle ne le donne jamais. Quand la famille d'un boucher de la
grande boucherie de Paris s'éteint son étal fait retour à la communauté. Entre
les mains de dix-neuf familles en 1260, elle n'est plus la propriété que de
quatre familles en 1529 qui, au commencement du XVIIe siècle, avaient encore la
prétention d'être propriétaires de tous les étals de Paris et d'avoir seules le
droit d'en disposer.
Quand le duc Geoffroy accorde « à tous les cordonniers et savetiers de Rouen la
ghilde de leur métier », il a bien soin de spécifier : « que nul n'exerce leur
métier, si ce n'est avec leur autorisation ».
Mais ce n'est pas seulement tout un grand commerce ou une grande industrie qui
devient le monopole d'une corporation. Les métiers et les commerces se
spécialisent jusqu'à l'émiettement. De petites corporations se saisissent de
telle et telle partie et se hérissent contre leurs voisines en prétendant que
les autres veulent empiéter sur leur domaine.
Il fallait, pour le harnachement d'un cheval, le concours de six corporations:
les chapuisiers faisaient le fond de la selle; les bourreliers, les
troussequins; les peintres selliers, les ornements; les blasonniers, les
armoiries; les lormiers, le mors, les gourmettes et les étriers; enfin venaient
les éperonniers. En 1299, les lormiers firent un-procès aux bourreliers qui se
permettaient de vendre et de réparer de vieux freins et de vieux éperons; en
1304, nouveaux procès pour le même motif entre les lormiers et les selliers.
Ces procès-là duraient un demi-siècle et recommençaient toujours.
La lutte fut surtout terrible entre les fripiers d'un côté, les chaussiers, les
tailleurs, les drapiers de l'autre. Il s'agissait de résoudre cette grave
question: à quel moment un vêtement devient-il vieux ? À Paris, les procédures
judiciaires entre fripiers et tailleurs, en deux cent quarante-six ans, de 1530
à 1776, sont émaillées de plus de vingt mille arrêts!
Les drapiers, les foulons et les teinturiers soutiennent entre eux des procès
aussi interminables.
Il y eut aussi, dans le XIVe siècle, un grand combat, entre les rôtisseurs et
les poulaillers. Les poulaillers reconnaissaient aux rôtisseurs le droit de
rôtir un bœuf, mais leur déniaient le droit de rôtir un poulet. Louis XII
accorda cependant à ces derniers le droit de rôtir toutes sortes de viandes, en
poil et plumes, habillées, lardées et rôties. Les poulaillers protestèrent
devant le parlement contre cet abus de pouvoir du roi : François 1er soutint la
décision de son prédécesseur. En 1578, le parlement jugea enfin la cause. Il
donna encore raison aux rôtisseurs. Mais les poulaillers, qui ne se
décourageaient pas, obtinrent en 1628 un arrêt qui interdisait aux rôtisseurs
de faire noces et festins et de vendre, ailleurs que chez eux, plus de trois
plats de viande bouillie et trois plats de fricassée.
Les corporations puissantes écrasaient les plus faibles. Ainsi les drapiers,
plus forts que les tisserands à façon et les foulons, contraignaient ceux-ci à
accepter en payement de leur travail des marchandises de toutes sortes, au lieu
de deniers comptants. Deux ordonnances du prévôt de Paris, un arrêt du
parlement ne purent pas supprimer cet abus.
Les marchands, se considérant d'une caste supérieure, ne voulaient avoir rien
de commun avec« les artisans », Les merciers se vantaient d'avoir détaché de
leur corps les tapissiers qu'ils considéraient comme devant appartenir à cette
dernière catégorie.
II - Il nous suffira de jeter un coup d' œil sur la situation
des apprentis et des compagnons à l'égard du maître pour constater si le
retour vers le régime des corporations je ne dis même pas est possible, mais a
quelque raison d'être souhaitable.
Les maîtres formaient une caste à part. Ils étaient les véritables possesseurs
de la corporation: pour eux, pour leur famille, tout était faveur; toutes les
difficultés qui se dressaient devant l'étranger, étaient aplanies pour leurs
fils.
L'apprenti, qui n'était point fils de maître, devait, pendant de longues
années, non seulement travailler pour le maître, sans salaire, mais payer
lui-même. Il devait encore payer vingt sous d'argent chez les boîtiers,
quarante sous chez les faiseurs de boucliers de fer. L'année était évaluée en
moyenne à vingt sous d'argent. Celui qui ne pouvait payer en argent devait
s'acquitter en sacrifiant un nombre d'années égal au nombre de sous d'argent
stipulés.
C'étaient les maîtres qui avaient fait les règlements et ils avaient poussé
cette exploitation de l'apprenti aussi loin que possible. L'apprentissage
durait quatre ans chez les cordiers, six ans chez les batteurs d'archal, sept
ans chez les boîtiers, huit ans chez les fabricants de boucliers de fer, neuf
ans chez les baudoyeurs, dix ans chez les cristalliers, douze ans chez les
patenôtriers.
Et c'était là un minimum. Le règlement permettait d'augmenter la charge,
jamais de la diminuer. « Plus argent et plus service peut le maître prendre, si
faire se peut. »
Les maîtres ne manquaient point de déclarer que ces conditions étaient
indispensables et qu'on ne pouvait bien faire un chapelet qu'au bout de douze
ans, en payant quarante sous d'argent par an. En réalité il n'y avait qu'une
raison : l'intérêt du maître qui usait de son apprenti comme d'une machine
passive.
L'engagement de l'apprenti avait lieu devant témoins et était irrévocable.
Livré tout entier à son maître. soumis à tous ses caprices et à toutes ses
exigences, l'apprenti n'était pas admis à déposer contre lui devant les
prud'hommes. Si, accablé sous les coups, écrasé de misère, il prenait la
fuite, nul ne pouvait lui donner asile. Il devait être ramené et livré à son
patron. C'était un serf. Comme d'un serf son patron pouvait en tirer parti. Il
y en avait qui trafiquaient de leurs apprentis et les revendaient avec
bénéfice.
Tous les règlements parlent des devoirs de l'apprenti : aucun, sauf celui de la
corporation des drapiers, ne parle des obligations du maître.
Même à ces conditions, c'était une faveur que d'obtenir le droit d'être
apprenti. Leur nombre est limité : les crépiniers ne peuvent en prendre qu'un;
les tanneurs et les maîtres teinturiers, deux. Dans certaines professions le
maître ne pouvait prendre d'apprentis, pendant les trois premières années . de
son établissement.
Le fils de maître était, lui, ouvrier de naissance. L'apprentissage terminé,
l'ouvrier s'appelait « valet ». Cette expression montre bien sa position.
Le nombre des valets que peut employer un maître est limité comme le nombre des
apprentis. Le maître fourbisseur ne peut en avoir plus d'un. Si le travail
presse, qu'un client ne s'avise pas, ne pouvant faire exécuter sa commande par
un maître, de s'adresser à un valet: le valet doit refuser, dût-il mourir de
faim, car il empiéterait sur le privilège du maître.
Chez son patron, il est soumis aux mêmes obligations que du temps de son
apprentissage. Il doit se rendre chez lui à la pointe du jour, n'en quitter
qu'au soleil couchant. S'il est engagé pour un mois ou pour un an, son patron
aura beau être brutal et acariâtre, il ne peut le quitter, il est rivé;
l'engagement est irrésiliable.
Dans certaines corporations, il ne devait jamais avoir l'ambition de dépasser
cette situation; eût-il épousé la propre fille de son maître, ce titre par
alliance ne lui donnait pas accès dans la corporation. Même celles qui
paraissaient plus ouvertes, étaient fermées, en fait, surtout à partir du XIVe
siècle.
Tout d'abord, le candidat à.la maîtrise devait faire un chef d' œuvre, pièce
inutile, mais coûteuse de temps, d'argent, et présentant toutes les difficultés
imaginables. Il était enfermé dans une maison spéciale, soumis à une étroite
surveillance, livré à ses propres ressources. À chaque phase de son travail,
les jurés venaient examiner sa manière de procéder.
La confection du chef-d' œuvre demandait souvent plusieurs mois, quelquefois
huit mois. Après l'avoir terminé à la satisfaction des plus difficiles, le
candidat devait payer une somme plus ou moins forte, quelquefois s'élevant à
plusieurs centaines de livres, pour le brevet de maître, une autre somme pour
la confrérie, puis venaient des dons gratuits, mais obligatoires, aux maîtres
sous divers prétextes, et enfin des dîners et des banquets dont le minimum fixé
par les statuts, devait toujours être dépassé, l'estomac des jurés étant aussi
profond que leur conscience; et les maîtres gavés, gorgés, pouvaient encore
arrêter à la porte de la corporation, par un simple veto, leur valet de la
veille qu'ils ne tenaient point à voir leur égal.
Le compagnonnage fut la corporation des« valets », créée pour résister aux
maîtres. On comprend l'importance que le secret avait pour ses membres. De là
ses traditions, ses épreuves, ses pratiques, et son esprit de farouche
exclusivisme.
Le fils du maître ne rencontrait point ces difficultés. Pour lui, la production
du chef-d'œuvre n'était qu'une formalité, toujours facile, point onéreuse, ni
comme temps, ni comme argent.
Ill. - L'esprit d'inégalité subsistait même dans la
corporation. Tous les maîtres n'étaient point élevés à la même dignité. À
Paris, les maîtres boulangers se divisaient en deux catégories: ceux qui
tenaient du roi leur maîtrise, ceux qui l'obtenaient des seigneurs dont les
terres étaient enclavées dans l'enceinte; puis au dessous, se trouvaient les
fourriers ou conducteurs de fours banaux' et les boulangers forains. Dans
plusieurs corporations, les maîtres se divisaient en anciens, modernes et
jeunes; chaque grade n'était accessible qu'après un stage et l'acquittement de
certains droits. Les maîtres des rubaniers de Paris se partageaient en dix
catégories.
Chaque corporation était gouvernée par un conseil appelé jurande, réunion de
jurés choisis parmi les maîtres. C'étaient eux qui admettaient le chef-d'
œuvre, défendaient la corpo~ ration, maintenaient les droits, les défendaient
au dehors, les soutenaient au dedans, veillaient à l'observation des
règlements, surveillaient ses membres et comme le plus souvent, ' quand le roi
ne les nommait pas lui-même, ils se nommaient eux-mêmes, ils absorbaient toute
la corporation et ruinaient leurs concurrents.
Iv. - Louis IX avait fait dresser par Étienne Boileau le livre
des corporations pour étendre sur elles le pouvoir royal. Louis Xl, par son
ordonnance de 1467, créa des lettres de maîtrise en vertu desquelles le roi
pouvait faire des maîtres pris en dehors de la corporation. Ses successeurs,
pour donner des munificences qui ne leur coûtassent rien, gratifiaient un
prince ou une princesse de la faculté de créer des maîtrises et de les vendre à
leur profit et, par son édit de 1559, François Il dispense les acquéreurs de
l'obligation du chef-d' œuvre. En 1581, Henri III organise en corps de métiers
tous les artisans du royaume, prélève un impôt sur le travail, et crée des
maîtrises au profit de sa sœur. Dans son préambule il annonce qu'il a pour but
de soustraire le compagnon à la tyrannie des maîtres, en lui permettant
d'obtenir plus facilement le degré de maîtrise. Au lieu d'être un privilège de
la corporation, il devint un privilège royal. Cet édit arracha le compagnon au
despotisme du maître, mais pour le soumettre à la domination royale. Henri IV,
par un édit de 1608, sous prétexte de remédier aux abus qui étaient résultés
de ce régime, révoqua toutes les créations de maîtrises antérieures à son
avènement, fit fermer les boutiques et ouvroirs de tous ceux qui en étaient
pourvus. C'était une excellente spéculation. Les anciennes maîtrises étant
détruites, il fallait en créer de nouvelles: cette exploitation fiscale
dépossédait des gens qui avaient acheté des maîtrises sur la foi du privilège
royal; mais dans ce bon temps, on n'y regardait pas de si près: le travail
étant un droit régalien, que le roi pouvait vendre à son gré, il était bien
juste qu'il en tirât le meilleur parti possible.
Le roi, pour faire à l'aise le commerce des maîtrises, les constitua en sorte
de fiefs qu'il livra aux officiers royaux. Ceuxci les eurent à leur
disposition, les soumirent à leur juridiction
et en tripotèrent tout à l'aise. .
Le grand chambrier eut juridiction dans tout le royaume sur les drapiers, les
merciers, les pelletiers, les tailleurs, les fripiers, les tapissiers et sur
tous les autres marchands de meubles et d'habits; le valet de chambre barbier,
sur tous les barbiers de France; le grand pannetier, sur tous les boulangers;
le bouteiller, sur les marchands de vin; le premier maréchal de l'écurie du
roi, sur les maréchaux et autres gens de forge sur fer.
v. - Les corporations avaient des règlements ayant pour but
d'uniformiser leur fabrication. L'esprit de concurrence en empêchait la
stricte observation. Colbert résolut de les uniformiser pour toute la France,
et de leur donner la sanction royale. Il fit faire une enquête dans laquelle on
ne tint pas compte des protestations des artisans « intéressés à vivre dans le
désordre et le relâchement» ; en quelques années, il édicta cent cinquante
règlements et, en 1669, quatre grandes ordonnances qui serrèrent l'industrie
dans un réseau d'où elle ne pouvait s'échapper. Toute initiative personnelle
était sévèrement réprimée. Il donna certains procédés qui devaient être
employés à l'exclusion de tous autres: toute innovation constituait une
contravention. L'ordonnance du mois d'août 1669 prescrit les longueur et
largeur que doivent avoir les draps, serges rases, façons de Metz, de Châlons,
de Reims, les camelots, bouracans, étamines, fracs, droguets, tiretaines. Elle
accorde, pour son exécution, un délai de quatre mois, après lequel tous les
anciens métiers seront brisés. La nombre des fils à la chaîne, la longueur du
peigne, la qualité de la laine sont déterminés.
Tous les draps devaient être visités ou marqués au retour du foulon, et
confisqués, s'ils n'étaient pas conformes aux règlements.
Le 18 mars 1671, Colbert publie une instruction en trois cent dix-sept articles
pour composer les couleurs. Les règlements concernant le tissage entrent dans
les plus minutieux détails. Les laines doivent être visitées avant d'être mises
en vente. Elles ne doivent pas être tenues dans un lieu humide, ni être
mouillées, ni être mêlées de qualités différentes, sous peine de cent livres
d'amende.
L'ordonnance du 16 octobre 1717 prescrit un poids, de quatre onces pour les bas
d'hommes, ni plus ni moins. Toutefois, elle permet de fabriquer des bas de
moindre poids pour l'étranger. Elle accorde, en outre, à la ville de Lyon la
permission de fabriquer des bas avec de la soie teinte; mais elle maintient
la prohibition pour les autres villes de fabrique. Un arrêt du 21 novembre 1720
autorise la fabrication de bas à deux fils pour l'Italie et autres pays du
Midi. Une nouvelle ordonnance du 6 mai 1769 augmente le poids des bas: les bas
de filoselle pour hommes pèseront cinq onces, pour femmes trois onces.
En 1676 paraît un règlement pour les fabriques de toile de Normandie,
prescrivant la qualité du lin ou du chanvre, le nombre des fils pour les toiles
blancardes et fleuret, la longueur et la largeur, qu'elles doivent avoir,
défendant de les blanchir et de les acheter sans qu'elles soient marquées.
L'ordonnance de 1711 impose l'obligation de porter à cette fin, à la halle de
Rouen, toutes les toiles de métier.
Cependant, jusqu'au 23 octobre 1699, la chapellerie avait échappé à ces
règlements; alors, s'ils lui permettent l'emploi de la pure laine, du castor et
de quelques autres poils, ils prohibent formellement celui du poil de
lièvre.
Des chapeliers, s'étant avisés, pour rendre les chapeaux plus solides, de mêler
le poil de vigogne au poil de castor, la corporation elle-même demanda un édit
qui interdit cette innovation, Elle l'obtint, mais par cela même supprima notre
exportation en Angleterre et en Allemagne.
À tout instant, nos fabricants s'apercevaient qu'ils ne pouvaient produire ce
que leur demandait l'étranger. Alors, ils sollicitaient le gouvernement de
vouloir bien apporter quelques modifications à ses règlements. Ainsi, en 1669,
prescription d'une largeur spéciale pour les draps du Levant; arrêt du conseil
du 22 octobre 1697 la modifiant· autre arrêt du 20 novembre 1708 apportant de
nouvelles modifications.
Une ordonnance de 1669 fixe à une aune la largeur des serges et ratines du
Dauphiné. Les étrangers refusent de les prendre. Ce ne fut qu'en 1698 qu'on
permit aux fabricants de revenir à l'ancienne largeur. Pendant vingt-neuf ans,
cette industrie avait donc été condamnée à perdre ses débouchés au
dehors.
Le 20 novembre 1743, un arrêt règle les largeurs des draps de Sedan; le 12
janvier 1744, un autre prescrit de nouvelles largeurs.
Aujourd'hui le fabricant tissait une étoffe que le lendemain un règlement lui
défendait de vendre.
Au XVIIe siècle, des fabricants de Nantes et de Rennes voulurent établir des
manufactures d'étoffes de laine, fil et coton ; ils avaient fait de nombreuses
préparations qui leur garantissaient une bonne et solide couleur; mais à peine
leur établissement était-il fondé, que la compagnie des sergiers leur contesta
le droit de fabriquer l'étoffe et la corporation des teinturiers le droit de
la teindre. L'arrêt, rendu en 1660, leur donnait raison, vu que ce genre de
fabrication n'était pas compris dans les règlements antérieurs; mais ils
avaient épuisé leurs ressources et durent abandonner leur entreprise.
Les chefs des toiliers, des merciers, des fabricants de soie, de Tours et de
Rouen, parvinrent à arrêter complètement l'industrie de toiles peintes en
criant bien haut qu'elle ruinerait le royaume et réduirait à la mendicité la
population ouvrière; que tout était perdu si l'administration ne s'opposait à
l'établissement de la nouvelle industrie.
Quand Argant eut inventé les lampes à double courant, ferblantiers, serruriers,
taillandiers, maréchaux grossiers, poussèrent d'immenses clameurs et
soutinrent que les statuts avaient réservé aux membres de leurs corporations le
droit exclusif de fabriquer des lampes.
Revillon ne put fabriquer en paix des papiers peints qu'après avoir obtenu le
titre de manufacture royale qui lui conféra un monopole.
Lenoir ayant besoin d'un petit fourneau pour préparer des métaux, s'étant avisé
d'en construire un, les syndics de la corporation des fondeurs, vinrent
eux-mêmes le démolir. Nouvelle tentative ; nouvelle exécution. Il ne fut
tranquille que grâce à une autorisation du roi qui lui fut accordée, non sans
peine, par exception extraordinaire.
VI. - Pour maintenir cette réglementation, sans cesse la
maréchaussée, les inspecteurs tombaient dans les ateliers, bouleversant tout,
s'appropriant les procédés secrets, les dévoilant, suspendant le travail,
ruinant souvent le crédit par une fausse ou mauvaise interprétation de l'état
des affaires; « coupant, dit Roland, qui était un de ces inspecteurs, souvent
quatre-vingts, quatre-vingt-dix, cent pièces d'étoffe, dans une seule matinée,
en confisquant un nombre énorme, frappant en même temps le fabricant de lourdes
amendes, brûlant les objets de contravention en place publique, les jours de
marché, les attachant au carcan avec le nom du fabricant, et menaçant de l'y
attacher lui-même en cas de récidive. Et pourquoi toutes ces sévérités, toutes
ces inquisitions? Uniquement pour une matière inégale, ou pour un tissage
irrégulier ou pour le défaut de quelque fil en chaîne, ou pour celui de
l'application d'un nom, quoique cela provînt d'inattention, ou pour une couleur
de faux teint quoique donnée pour telle.
« J'ai vu faire, continue Roland,des descentes chez des fabricants avec une
bande de satellites, bouleverser leurs ateliers, répandre l'effroi dans leur
famille, couper des chaînes sur le métier, les enlever, les saisir, assigner,
ajourner, faire subir des interrogatoires, confisquer, amendes, les sentences
affichées, et tout ce qui s'ensuit: tourments, disgrâces, la honte, frais,
discrédit. Et pourquoi? Pour avoir fait des pannes en laine qu'on faisait en
Angleterre, et que les Anglais vendaient partout, même en France; et cela
parce, que les règlements de France ne faisaient mention que de pannes en poil.
»
Cela se passait à la fin du XVIIIe siècle. Un arrêt de 1784 prescrit que la
longueur des mouchoirs fabriqués dans le royaume sera égale à la largeur.
VII. - L'homme est aussi règlementé que la chose. La religion
s'en mêle. Nul ne peut être apprenti, s'il n'est catholique et né de légitime
mariage. Il y a aussi des limites d'âge. Nul homme marié ne peut plus apprendre
un métier. Il y a des limites de pays. Pour la fabrication de Lyon, l'apprenti
devait être né à Lyon, dans le Forez, le Beaujolais, le Bourbonnais, la Bresse,
le Bugey, l'Auvergne ou le Vivarais, non ailleurs.
L'époque du travail est déterminée. Défense à certaines fabriques de travailler
en telle saison. Par ordonnance du 28 juin 1723, toutes manufactures de toiles
à canevas et rayées, siamoises, fichus, steinkerques, à l'exception de celles
de la ville de Rouen, cesseront chaque année toute fabrication, depuis le 1er
juillet jusqu'au 15 septembre. L'ordonnance du 20 février 1717 défend de
blanchir les toiles et linons avant le 15 mars, et après le 10 octobre, sous
peine d'une amende de 500 livres, portée par l'arrêt du 24 août de la même
année à 1 500 livres.
Les statuts ne pouvaient laisser l'homme libre de travailler ou de se reposer à
son heure et à ses jours. De l'interdiction du travail de nuit n'étaient
exceptés que les menuisiers qui fabriquaient des cercueils.
Les jours de fêtes et les dimanches, toute occupation était prohibée, sauf pour
les pâtissiers.
VIII. - Dans le préambule de son édit de 1776, Turgot décrit
ainsi les effets de cette organisation :
Dans presque toutes les villes, l'exercice des différents arts et métiers
est concentré dans les mains d'un petit nombre de maîtres, réunis en
communauté, qui peuvent, seuls à l'exclusion de tous les autres citoyens,
fabriquer ou vendre les objets du commerce particulier dont ils ont le
privilège exclusif: en sorte que ceux de nos sujets qui, par goût ou par
nécessité, se destinent à l'exercice des arts et métiers, ne peuvent y parvenir
qu'en acquérant la maîtrise, à laquelle ils ne sont reçus qu'après des
épreuves aussi longues et aussi nuisibles que superflues, et après avoir
satisfait à des droits et à des exactions multipliés, par lesquels une partie
des fonds dont ils auraient eu besoin pour monter leur commerce ou leur
atelier, ou même pour subsister, se trouve consommée en pure
perte.
Ceux dont la fortune ne peut suffire à ces pertes sont réduits à n'avoir
qu'une existence précaire sous l'empire des maîtres, à languir dans
l'indigence ou à porter hors de leur pays une industrie qu'ils auraient pu
rendre utile à l'État. Toutes les classes de citoyens sont privées du droit de
choisir les ouvriers qu'ils voudraient employer et des avantages que leur
donnerait la concurrence par le bas prix et la perfection du travail. On ne
peut souvent exécuter l'ouvrage le plus simple sans recourir à plusieurs
ouvriers de communautés différentes, sans essuyer les lenteurs, les
infidélités, les exactions que nécessitent les prétentions de ces différentes
communautés et les caprices de leur régime arbitraire et intéressé.
Turgot proclamait la liberté du travail dans ces termes:
Dieu, en donnant à l'homme le besoin, en lui rendant nécessaire la
ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tous, et la
première, la plus sacrée, la plus imprescriptible de toutes.
Cette audace emporta Turgot qui dut abandonner le ministère, la même année; et
cependant plus d'un siècle et demi auparavant, le Tiers-état, dans les cahiers
qu'il présenta aux Etats généraux de 1614, avait demandé que « toutes maîtrises
de métiers érigées depuis les États tenus dans la ville de Blois, en 1576,
fussent éteintes, sans que, par ci-après, elles pussent être remises, ni
aucunes autres nouvelles établies: et fut l'exercice des dits métiers laissé
libre aux pauvres sujets, sans visitation de leurs ouvrages et marchandises par
experts et prud'hommes».
Ce système de corporations, de maîtrises et de jurandes faisait si bien partie
de l'échafaudage de féodalité et d'inégalité de l'Ancien Régime que ce fut
dans la nuit du 4 août qu'il disparut. « C'est pour toujours, dît un adversaire
de la Révolution, M. de Sybel, que l'Assemblée française a conquis dans la nuit
du 4 août la liberté du travail et l'égalité des droits. » Cette proclamation
de la liberté du travail n'était-elle donc pas la conséquence d'expériences
séculaires et quotidiennes ? Que si on veut parler de méthode historique, n'en
a-t-elle pas été le résultat le plus net ? et n'avons nous pas le droit, à
notre tour, de nous retourner vers ceux qui l'invoquent si haut au profit de
toutes les aberrations et de toutes les iniquités passées, présentes ou
futures, pour leur opposer des principes que l'humanité n'a acquis que par
tant de souffrances et de misères ?
Les corporations, maîtrises et jurandes et la liberté du travail
Un saisissant chapitre de "La tyrannie collectiviste" d'Yves Guyot dont Gauche Libérale vous recommande chaudement la lecture. On n'a plus idée de ce qu'était le système économique mis à bas par la première révolution française. Les manuels d'histoire et d'économie de nos écoles préfèrent sensibiliser les élèves aux bienfaits de la "régulation" étatique.
Aujourd'hui le pouvoir socialo-gaulliste continue à règlementer à tour de bras en accusant le libre échange et les "dérégulations" d'être responsables de nos malheurs économiques.
Et pourtant l'histoire nous apprend que la réglementation à outrance c'était justement la méthode de l'ancien régime, celle qui empêchait tout développement, toute créativité, toute initiative.
Les dégâts considérables que produisent sur notre économie les protections,
privilèges, subventions, passe-droits, oligopoles, concessions ou dégrèvements
dont bénéficient de plus de plus de professions et de secteurs d'activité sont
toujours difficile à prouver aux intéressés. Chacun n'y voit que ses avantages
immédiats sans bien mesurer les dommages indirects qu'il subit.
Le tableau dressé par Yves Guyot devrait peut être leur ouvrir les yeux.
1 De tetatutelle -
Et bien Alain, après lecture de tout ça, je paris que "tu es historien" et que tu le caches à tout le monde ! Sincèrement : BRAVO ! Il n'y a en effet que des historiens pour connaître ce genre de "petits détails" : tu es "un savant" ! Sais-tu qu'il se tient régulièrement ce genre de "conférences" sur ma commune et que par conséquent les organisateurs sont "en demande constante" de conférenciers historiens ou universitaires ? Et bien "il faut que tu viennes" !
Autrement en plus d'être instructif, tout ceci pousse à effectuer "plusieurs parallèle" : cette application si pointilleuse, maniaque, "titanique" imposée du travail effectué me fait penser aux "sacrifices d'animaux de l'Ancien Testament" ! En effet, il y avait une façon "très précise" de tuer certains animaux et il fallait le faire "pour un oui pour un non" au moindre petit péché de rigolade (toi qui est "juif", tu en as forcément "au moins entendu parler" !).
La manière de traiter les apprentis rappelle tout simplement "l'esclavage" comme tu l'as très bien fait remarquer.
Et surtout, "je le dis sans réticence", ce type d'organisation et le langage employé (maître, compagnon, apprenti) me fait immédiatement pensé à........"la franc-maçonnerie" ! Dire que ces gens-là se prennent pour soit-disant "les plus grands républicains" ! Et bien leur organisation copie en réalité les corporations de "l'Ancien Régime féodal", qu'ils veuillent ou non l'admettre ! Nul besoin alors de continuer à se demander d'où viennent leurs fameuses "cérémonies initiatiques" (que j'appelle tout simplement "de la maltraitance" !) ? Les "épreuves pour la maîtrise" dont tu as parlé dans ce texte présentent là encore quelques curieux aspects ressemblants..........Cela me permet du coup d'évoquer un souhait personnel au sein d'AL (ou de GL !) : l'organisation d'un "débat sur la franc-maçonnerie" ! Sincèrement j'aimerais connaître la pensée des libéraux sur "ce truc-là". Moi je ne te cache pas en être franchement choquée et les considérer comme "une secte" ! Mais va affirmer ça de ceux qui en France sont considérés comme soit-disant "les initiateurs des plus grandes réformes" ! Plus que les partis politiques ! Paraît-il que sans les francs-maçons, la Sécurité Sociale n'aurait jamais vu le jour dans ce pays (?................).
Et puis le mot "corporation" fait bien sûr immédiatement penser à l'organisation en "corps" de notre fonction publique !
Donc tout cela est "bien à méditer"...........Et l'on s'apercevra qu'en fait "ça existe toujours", bien camouflé sous des traits soit-disant beaucoup plus "modernes et humanistes" !
2 De Le libéralisme pour les débutants -
Merci pour la mise en ligne Je ne connaissais pas ce texte.
Le parallèle est effectivement saisissant avec beaucoup de "régulations" demandées aujourd'hui.
Et c'est bien un argument à mettre en avant, notamment pour convaincre des personnes de gauche.
3 De MARGOA -
C'est plutôt bienfait et bien documenté. Pour ce qui est du mot valet, il n'y faut rien voir de péjoratif pour le temps, ce terme était encore employé fin 50 début 60 pour parler d'un manœuvre maçon dans l’ouest de la France et pas seulement. Un maçon (qui maçonnait en pierre) se faisait toujours embaucher avec son valet, l’on embauchait un duo, ce duo était fidèle et l’un n’allait pas sans l’autre. Le valet qui approvisionnait en eau, en pierre, en mortier, et le maçon qui façonnait et posait la pierre qu’il avait travaillée. Le prix de la journée était négocié pour les deux ouvriers, le maçon se réservant en principe plus de la moitié. À force de travailler avec le maçon, le valet apprenait les techniques et par la suite il devenait maçon et à son tour recherchait un valet et ainsi de suite.
Pour ce qui est de l’esclavage il ne faut pas tout confondre, un esclave ne s’appartient pas lui-même, et, lorsqu’il est dit qu’un maître pouvait céder son apprenti à un autre maître, il ne s’agit pas de la personne mais du contrat qui lie l’apprenti au maître qui est cédé, tel que cela existe toujours aujourd’hui lorsque par exemple une entreprise est vendue, les apprentis et ouvriers de cette entreprise sont repris par le repreneur et, que n’entend-on lorsque le repreneur ne reprend pas tout l’effectif. Il ne faut pas avoir des discours à géométrie variable.
Quand à la fonction publique elle ne peut pas être considérée comme une corporation. En effet, ce qui manque à cet exposé, c’est la précision suivante : nul ne peut exercer un métier à son compte, quel que soit ce métier sans être membre de la corporation, c’est obligatoire. Ce n’est pas le cas de la fonction publique et, lorsque l’on parle des grands corps de l’état, il n’y est pas fait obligation d’adhérer à une quelconque corporation.
Actuellement il n’y a que les médecins, avocats et autres pharmaciens, qui ne peuvent exercer sans être inscrit au tableau de l’ordre qui décide de qui est bon ou pas bon à exercer.
Pour les Francs-maçons, ce n’est pas les corporations qui leurs ont dictées les termes d’apprenti, compagnon et maître. Ces termes appartiennent à l’histoire des métiers, déjà dans l’antiquité ils sont employés. De tous les temps il y a eu dans le déroulement d’une carrière dans un métier (sauf du temps des corporations) un temps réservé à apprendre, un autre à produire et un autre à encadrer. Aujourd’hui ça se dit : apprenti, ouvrier qualifié, ouvrier hautement qualifié, agent de maîtrise ou cadre. Rien de ce point de vue là ne peut changer sous le soleil.
Plus jamais de corporation c'est possible, mais plus de corporatisme, ça, c'est autre chose.
à bientôt et bon courage
4 De tetatutelle -
Actuellement il n’y a que les "médecins", "avocats" et autres "pharmaciens", qui ne peuvent exercer sans être inscrit au tableau de l’ordre qui décide de qui est bon ou pas bon à exercer.
Vous oubliez une profession : celle de "journaliste", qui nécessite une "carte de presse" délivrée par "la commission d'attribution de la carte de presse", celle-ci étant bien composée de personnes "du métier" ! Soit je vous accorde que la restriction n'est pas "tout à fait aussi dure" que pour ces trois autres professions, au sens où l'absence de carte de presse n'interdit pas "d'exercer" au sens technique du terme (soit "tout le monde" peut rédiger un article ou réaliser une interview) mais de le faire "en affichant la profession de journaliste" ! Sans carte de presse, on ne peut qu'écrire ou interviewer "sous d'autres appellations" : pigiste, correspondant, chroniqueur, animateur.............(quoi qu'à remarquer que rien n'interdit non plus à une personne souhaitant exercer la médecine sans avoir l'accord de l'Ordre des médecins de s'installer comme "guérisseur" et d'une personne souhaitant faire de la pharmacie d'ouvrir une boutique en appelant sa gamme de produits "soins alternatifs", ou "ma médecine" par ex...........Il y a "toujours moyen de contourner la loi" !..........). Donc cette profession est aussi "réglementée" !
(Sujet que je connais bien, voilà pourquoi je souhaitais apporter cette précision).
5 De tetatutelle -
Tiens un article pouvant compléter celui-ci sur ce sujet du "contrôle étouffant de l'économie sous l'Ancien Régime" :
http://leparisienliberal.blogspot.c...