La lutte contre la pornographie est-elle justifiée ?

La lecture de « Penser la pornographie » de Ruwen Ogien (2003) a guidé ma réflexion et m’a fait changer d’avis. Je pense maintenant que la lutte contre la pornographie n’est pas justifiée. Comme beaucoup, le plus souvent, je trouve la pornographie misogyne : les hommes et les femmes n’y sont pas traités de la même façon, elles y sont soumises, faibles et dépendantes. Mais cette image dégradante des femmes est-elle suffisante pour condamner la pornographie, pour l'interdire ou pour en rendre l'accès malaisé ?

A première vue, la question n’a pas tellement d’importance. Et pourtant, si je ne considère que mon point de vue de "consommateur", cette condamnation ambiante me rend difficile l’accès :
  • à une source de développement de mes fantasmes, de mes capacités à m’exciter
  • à des moments agréables et excitants
  • à de nouvelles idées, de nouvelles envies d’innovation.
  • à de nouveaux sujets de discussion avec les autres

Si, comme moi, vous pensez que la sexualité est l’un des domaines de la vie qui apportent de la joie, de l’énergie, de l’enthousiasme, de l’entrain, des connexions, etc., alors la question de la condamnation de la pornographie au nom de la morale n’est pas juste un petit jeu rhétorique sans conséquence.

Avant de m’intéresser au problème de l’image dégradante des femmes (point numéro 6), je vais m’intéresser aux autres raisons pour lesquelles on a l'habitude de condamner moralement la pornographie :

1. Elle est médiocre
2. Elle cause un tort à celui qui la regarde
3. Les conditions de travail y sont déplorables
4. Elle incite à la violence sexuelle
5. Elle met la jeunesse en danger

6. Elle dégrade l’image de la femme

1. Elle est médiocre.

Imaginons qu'on décide de lutter de façon globale contre ce qui est médiocre, de dire que ça n’a pas de raison d’être, que c’est fondamentalement mauvais. Un tel dirigisme moral irait par exemple contre la publication sur des blogs de textes bourrés de fautes d’orthographes et sans intérêt littéraire. Pourquoi adopterait-on une position morale si radicale ? On ne peut évidemment pas défendre qu’il est mauvais de façon absolue de publier des textes médiocres ! Par contre, on peut éventuellement vivre en faisant le choix d’éviter d’être confronté au médiocre, tout en ayant conscience que ce choix est personnel et qu’il n’est pas forcément le meilleur pour tous.

2. Elle cause un tort à celui qui la regarde

Voici quelques exemples de torts causés à soi-même :
  • l’adoption d’un modèle moral « inacceptable » (sexualité interchangeable, dissociée de tout sentiment, de toute affectivité)
  • la perte « futile » de temps, d’argent et/ou d’énergie
  • l’addiction, la culpabilité...
Une morale qui lutte contre les torts que des gens pourraient se causer à eux-mêmes est une morale paternaliste. Les adeptes de morales paternalistes sont nombreux. De mon côté, je considère qu’essayer d’imposer un comportement à une personne pour son propre bien, ce n’est pas la meilleure façon d’aider cette personne (sauf peut-être pour des cas d’addictions où cette imposition est un contrat négociée au préalable entre les personnes – un à moment où la personne dépendante est en état de s’opposer à son addiction). Il y a plusieurs raisons à cela (liste non exhaustive) :
  • le paternaliste peut se tromper, et imposer quelque chose qui se révèle finalement mauvais pour la personne (comment peut-on savoir si dissocier la sexualité de l’affectivité va être mauvais pour quelqu’un ?)
  • la personne est infantilisée, elle perd un peu du pouvoir qu’elle a sur sa vie.
  • on ne peut pas contrôler une personne longtemps tout le temps. Par exemple, si la personne veut accéder à la pornographie, elle finira par y arriver, quels que soient les obstacles qu’on pourra mettre sur sa route.
  • on tend la relation, on met en péril les possibilités de parler de façon authentique, donc on rend plus difficile tout autre forme d’aide que celles sous forme de paternalisme
Une comparaison que j’aime bien : les séparations amoureuses ou les dépendances amoureuses peuvent amener les gens à souffrir intensément (voire à se suicider). Est-ce que certains y voient là une raison pour condamner moralement les relations amoureuses ?

3. Les conditions de travail y sont déplorables

Condamner les conditions de travail d’un domaine n’implique pas la condamnation morale de ce domaine. Les jouets pour enfants, par exemple, ne sont pas en eux-mêmes condamnables, même si les conditions dans lesquels certains ont étés fabriqués le sont.

4. Elle incite à la violence sexuelle

Ruwen Ogien cite de nombreuses recherches dont les résultats se contredisent. Il conclut en écrivant « les pornophobes (les plus informés au moins) ont renoncé à étayer leur point de vue par des recherches empiriques prouvant l’existence d’une relation causale directe entre l’augmentation de la pornographie et celles des violences sexuelles. Ils préfèrent parler d’effets indirects ou de causalité complexe. »

5. Elle met la jeunesse en danger

Dans l’hypothèse où la pornographie est un spectacle particulièrement choquant et dangereux pour les enfants (qui n’est établit, selon Ruwen Ogien, par aucune étude sérieuse – celle de l’UNAF, commandée par Ségolène Royal, ne l’étant pas), et dans l’hypothèse où l’on trouve pertinent d’être paternaliste sur certains points vis-à-vis des enfants (ce qui peut se défendre), on pourra s’arranger pour éviter que les enfants ne tombent pas sur un spectacle pornographique. Quoi qu’il en soit, il ne s’agirait alors pas de lutter contre la pornographie en elle-même mais de trouver un équilibre entre la liberté des adultes à pratiquer une activité (regarder des spectacles pornographiques) et les arrangements pour éviter que des enfants n’y aient accès.

Bien sur, pour empêcher le mieux possible aux enfants d’y accéder, il faudrait l’interdire totalement même pour les adultes. Cette position extrême me semble nuisible parce que :
  • interdire une activité, prisée par de nombreux adultes, au nom d'une morale a un coût élevé en termes de liberté individuelle (d’ailleurs, les oppositions à l’interdiction sont fortes et rendent souvent cette interdiction inefficace).
  • les torts causés aux enfants ne sont pas établis de manière fiable. Certains défendent même l’idée que le spectacle pornographique n’est pas forcément nuisible aux enfants (ils abandonnent ainsi l’hypothèse selon laquelle il faudrait être paternaliste avec les enfants en les tenant éloignés de la pornographie). Leurs arguments sont les suivants : de même que pour la mort ou la violence, les spectacles pénibles ou choquants permettent de parler, de se vacciner et il est préférable de commencer tôt plutôt que de découvrir ces aspects de la vie à 18 ans ; il est préférable que la curiosité sexuelle des enfants puisse être satisfaite par plusieurs moyens différents, et la pornographie constitue un moyen intéressant.

6. Elle dégrade l’image de la femme

L’argument développé par Ruwen Ogien est à la fois simple et convainquant. Je préfère le citer plutôt que le résumer :

« Il existe, aujourd’hui, un courant libéral qui ne se contente pas de tolérer la pornographie mais qui entend la promouvoir au nom de principes de justice. Autrement dit, il existe une version de l’argument de justice qui, à partir des mêmes prémisses, arrive à la conclusion qu’il faut promouvoir la pornographie. Le fait que des femmes sont des figures principales de ce courant est important dans l’argument que je souhaite défendre puisqu’il repose sur le rejet du paternalisme. Que disent-elles ? La diffusion libre et massive de la pornographie, même lorsqu’elle est totalement dépourvue d’intérêt artistique, même lorsqu’elle contient certains aspects répugnants, ne fait pas taire les femmes ou les minorités sexuelles. C’est tout le contraire qui est vrai.

  1. Elle fait prendre conscience de l’existence de toutes sortes de pratiques ou de désirs. Ce mouvement contribue à une prise de conscience par chacun de ses propres désirs et peut aider à redonner une certaine dignité à des pratiques sexuelles ridiculisées, dévalorisées ou méprisées (celles des minorités sexuelles, gays ou autres, en particulier).
  2. Elle ne semble pas du tout interdire la dénonciation devant la justice des brutalités sexuelles que subissent les hommes et les femmes. C’est plutôt dans les pays permissifs à l’égard de la pornographie que la dénonciation des brutalités sexuelles semble la moins limitée par la honte ou la crainte de représailles.
  3. Elle s’accompagne d’un mouvement de légitimation du travail sexuel rémunéré, à commencer par celui des vedettes des films pornographique. Ce mouvement pourrait s’étendre aux prostitués et aux prostituées, qui sont toujours victimes d’un mépris profond et injuste.
  4. Elle donne aux femmes la possibilité d’innover, de proposer des œuvres de ce genre qui leur conviennent mieux et de modifier éventuellement les goûts « sexistes » du public, plus sûrement que dans une situation où le marché est clandestin.


Pour toutes ces raisons, la diffusion libre et massive de la pornographie contribue à atténuer des injustices politiques et sociales. Bien entendu, ces raisons pour la promotion de la pornographie sont aussi discutables que les raisons contre la pornographie ou les raisons pour la tolérance seulement. Mais elles montrent bien pourquoi la pornographie ne peut pas être alignée sur le racisme, l’antisémitisme ou l’homophobie. Il y a, certes des juifs ou des Noirs qui détestent leur communauté d’appartenance, qui refusent d’être identifiés avec elle, qui endossent les pires stéréotypes racistes ou antisémites. Mais aucun, je crois, n’irait jusqu’à dire que le racisme ou l’antisémitisme sont bons pour les Noirs ou les juifs, qu’ils contribuent à leur épanouissement personnel, qu’ils favorisent l’égalité politique, économique ou sociale. En revanche, certaines femmes n’hésitent pas à dire que la pornographie contribue à l’égalité politique, économique ou sociale et à leur épanouissement personnel. Ce qui importe, au fond, ce n’est pas que leur argument soit établi, mais qu’il ne semble pas tout à fait absurde. Dans le cas du racisme ou de l’antisémitisme, il n’y a aucun sens à discuter de l’argument. Il est stupide. L’un des ouvrages les plus en vue du courant féministe pornophile, de Wendy McEllroy, à pour titre : « Le droit des femmes à la pornographie ». Personne ne semble le trouver ridicule ou choquant. Mais que dirait-on de : « Le droits des juifs à l’antisémitisme » ou « Le droit des Noirs au racisme » ?

Ceux qui détestent la pornographie rejetteront très probablement mon raisonnement. Ils diront que les femmes qui défendent la pornographie sont tout simplement aliénées, manipulées, « vendues » à leurs oppresseurs. (...) On peut admettre que le fait de travailler dans l’industrie pornographique peut déformer dans un sens favorable ou défavorable les opinions à propos de la pornographie. On peut admettre, aussi, que les femmes terrorisées par un mari pornographe professionnel, hésitent à dire tout le mal qu’elles pensent de son métier. Mais dans le cas des juristes et des philosophes pornophiles, il est difficile d’identifier des facteurs de manipulation ou d’aliénation qui ne seraient pas fantaisistes. »

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